L’écart entre les sexes et l’équipement de protection individuelle (EPI)
Introduction : Ce balado est une présentation du Centre canadien d’hygiène et de sécurité au travail.
Le CCHST se situe sur le territoire traditionnel des Ériés, des Neutres, des Hurons-Wendats, des Haudenosaunee et des Mississaugas. Ce territoire est visé par le Pacte de la ceinture wampum faisant référence au concept du « bol à une seule cuillère », qui est un accord entre les Haudenosaunee et la Nation des Anishinabek visant à partager les ressources autour des Grands Lacs. Nous reconnaissons également que ce territoire est régi en vertu du traité Achat entre les lacs de 1792 entre la Couronne et la Première Nation des Première nation des Mississaugas de Credit.
Chris : Nous vous souhaitons la bienvenue au balado du C-C-H-S-T. Aujourd’hui, nous nous entretenons avec Anya Keefe, consultante en santé au travail et en santé publique, au sujet de l’équipement de protection individuelle et du fait que ce genre d’équipement n’est pas neutre sur le plan du genre. Anya travaille depuis 35 ans dans le domaine des maladies professionnelles, de la prévention, des politiques et de la recherche. Elle a été consultante pour un certain nombre d’établissements universitaires et de recherche, d’organismes gouvernementaux et de réglementation, d’organismes de bienfaisance ainsi que pour l’industrie privée. Anya est également l’auteure d’un rapport qui s’intéresse aux difficultés avec lesquelles doivent composer les femmes canadiennes en ce qui a trait à l’EPI. Ce rapport, intitulé « Les Témoignages des femmes canadiennes concernant les équipements de protection individuelle en milieu de travail », a été publié en novembre 2022.
Bonjour, Anya. Merci de vous joindre à nous.
Anya : Merci de l’invitation, Chris. C’est pour moi un grand plaisir d’être ici.
Chris : Dans la hiérarchie des mesures de contrôle, l’équipement de protection individuelle constitue la dernière ligne de défense. Vous avez abordé le manque de représentation et la nécessité de tenir compte du sexe et du genre en ce qui concerne la production et la disponibilité de l’équipement de protection individuelle. Est-ce qu’il serait juste d’affirmer que les conséquences négatives d’une approche unique en ce qui a trait à l’EPI n’affectent pas seulement les travailleuses?
Anya : Eh bien, je dirais que la réponse courte à cette question serait « oui ». La version plus longue est que, comme je l’ai indiqué dans mon rapport de recherche, l’EPI et les autres outils et objets en milieu de travail sont conçus en fonction de données anthropométriques. Toutefois, il est très rare que les mensurations des civils soient prises ou que des études anthropométriques soient effectuées sur ceux-ci Les données normatives utilisées traditionnellement pour concevoir et ajuster l’EPI ainsi que pour choisir sa taille ont été recueillies par l’armée, et une grande partie de ces données ont été recueillies dans les années 1950 et 1960.
Voici certains éléments que nous savons à propos de ces données : premièrement, la population de laquelle sont tirées ces données est généralement jeune et en forme, et est composée principalement d’hommes. Nous savons aussi, grâce à des études ayant comparé les hommes et les femmes, qu’il y a des différences anthropométriques entre les sexes : les femmes ne sont pas simplement des hommes en format réduit. Nous savons aussi qu’il y a eu une augmentation considérable du poids de la population générale dans les 50 à 60 dernières années, et que la population est devenue beaucoup plus diversifiée sur le plan ethnique en raison de l’immigration accrue en provenance de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud. Tout ça pour dire que les données recueillies à partir de la population militaire ne sont pas représentatives de la population civile dans son ensemble ni de la population active. De plus, les données recueillies auprès des hommes ne sont pas représentatives des femmes. Enfin, il va sans dire que les données recueillies il y a plus de 50 ans ne sont plus représentatives de la population actuelle.
On peut donc conclure que l’adoption d’une approche unique n’affecte pas seulement les femmes, mais également les hommes dont le corps ne correspond pas aux normes militaires des décennies passées.
Chris : Pourquoi faudrait-il tenir compte du genre en ce qui a trait à l’EPI?
Anya : C’est une excellente question. Ma réponse sera plutôt longue.
Le genre est un facteur à considérer en ce qui a trait aux EPI pour un certain nombre de raisons. La première est que la recherche démontre qu’il existe des différences biologiques dans la façon dont les corps des hommes et les corps des femmes réagissent aux expositions chimiques, physiques et biologiques. C’est donc dire que les hommes et les femmes qui exercent le même métier et qui travaillent ensemble peuvent être affectés différemment par une même exposition. Un autre élément qui fait en sorte que le genre est un facteur à considérer est le manque de données anthropométriques représentatives utilisées pour concevoir les EPI. Comme je l’ai mentionné plus tôt, les études anthropométriques menées autour du globe démontrent clairement que les corps des femmes et ceux des hommes ont des dimensions différentes et que les femmes ne sont pas simplement des hommes en format réduit.
Par exemple, une étude à laquelle je me suis intéressée dans le cadre de la préparation de mon rapport comparait les mensurations des hommes et des femmes en Amérique du Nord, en Italie et aux Pays-Bas. Cette étude a permis de constater que les hanches des femmes sont proportionnellement plus grandes que celles des hommes, même si les femmes sont plus petites de la plupart des autres façons. Et lorsqu’on s’intéresse aux mensurations les plus pertinentes pour la conception de combinaisons, par exemple, on constate qu’il y a très peu de chevauchement entre les proportions anatomiques masculines et féminines. Prendre des vêtements de protection et d’autre EPI conçus en fonction de proportions masculines, et simplement les réduire de façon linéaire pour les adapter aux femmes n’est pas une stratégie efficace. Si de l’équipement de protection conçu selon les proportions masculines est simplement réduit pour correspondre, disons, à la taille d’une femme, à la largeur de ses épaules ou à la circonférence du haut de sa poitrine, les vêtements seront probablement trop serrés aux hanches. Par conséquent, pour avoir une combinaison qui convient à leurs hanches, les femmes ont tendance à porter des combinaisons trop longues, ou trop larges aux épaules et à la poitrine. Cela crée des problèmes potentiels d’intégration avec d’autre EPI, sans parler du risque de trébucher si les combinaisons sont trop longues ou trop grandes ou si les femmes doivent constamment ajuster leur EPI.
Chris : Pouvez-vous nous faire part de certaines conclusions de votre enquête?
Anya : Dans le sondage que nous avons fait auprès des Canadiennes, nous avons posé des questions aux femmes au sujet de leur expérience avec l’EPI. Selon les témoignages que nous avons entendus, très peu de femmes portent de l’EPI conçu pour elles. Il faut également souligner qu’une bonne partie de ce qui est vendu — et je mets cela entre guillemets —, comme étant de « l’EPI pour femmes » n’offre ni la même fonctionnalité ni le même niveau de protection que l’EPI conçu en fonction des hommes. Près de 60 % des participantes ont déclaré avoir utilisé un EPI de la mauvaise taille, du moins dans certains cas et près de 40 % des répondantes ont déclaré avoir utilisé une solution de contournement pour ajuster leur EPI. Par exemple, le recours à des élastiques, à des épingles de sûreté ou à du ruban adhésif pour attacher les gants, pour raccourcir les manches ou les jambes de pantalon, le tout afin de s’assurer que les jambes de pantalon ne glissent pas et réduire le risque de trébuchement. L’un des exemples les plus troublants était l’utilisation d’élastiques, d’épingles de sûreté et de ruban adhésif pour raccourcir l’équipement antichute. L’une des raisons pour lesquelles il s’agit d’un exemple particulièrement troublant est que toute modification apportée à l’EPI (comme l’équipement de protection antichute) signifie que l’équipement ne respecte plus la norme pour laquelle il avait été homologué.
J’aimerais revenir au point que vous avez soulevé, à savoir que l’EPI est considéré comme la dernière ligne de défense, et qu’il ne devrait être utilisé que dans des situations où d’autres mesures de contrôle ne sont pas possibles. C’est pourtant un moyen auquel les employeurs ont largement recours, et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, c’est une façon simple et peu coûteuse de contrôler l’exposition et, dans d’autres situations, c’est une protection supplémentaire lorsque d’autres facteurs de risque ne sont pas adéquatement atténués. Donc, par exemple, même si des mesures d’ingénierie très protectrices sont en place lors d’opérations de désamiantage, les travailleurs doivent quand même porter de l’équipement de protection individuelle. Par conséquent, il est vraiment très important que l’équipement de protection individuelle soit adapté à chaque travailleur afin d’offrir une protection maximale et efficace. Il faut que les travailleurs aient confiance que leur EPI les protégera de l’exposition et leur permettra d’éviter de se blesser.
Chris : Quelles sont les conséquences d’un EPI mal ajusté?
Anya : Il y a un certain nombre de répercussions, mais la principale est qu’un EPI mal ajusté peut contribuer à ce que des travailleurs se blessent au travail. Par exemple, des appareils de protection respiratoire mal ajustés peuvent faire en sorte que les travailleurs soient exposés aux contaminants en suspension dans l’air. Le port de vêtements de protection trop larges peut nuire à la mobilité des travailleurs et présenter un risque de trébuchement. De leur côté, les gants qui sont mal ajustés ou qui sont trop grands peuvent se retrouver coincés dans la machinerie ou exposer la peau à des produits chimiques.
Les femmes qui ont répondu à notre enquête nous ont dit qu’elles avaient signalé des maladies ou des accidents évités de justesse qui, selon elles, étaient causés par le fait que leur EPI ne fournissait pas la protection voulue. Elles ont également décrit une série de blessures causées par des EPI défectueux, incompatibles et mal ajustés. J’ai aussi trouvé des publications scientifiques qui présentaient des statistiques sur les blessures entraînant une perte de temps au Canada et ailleurs dans le monde. Ces études ont montré que les femmes dans certains secteurs industriels sont plus à risque de subir certains types de blessures et de maladies que les hommes. Par exemple, des études indiquent que les taux de blessures musculosquelettiques, de blessures nécessitant des premiers soins ou un traitement médical, et de blessures comme des fractures, des blessures superficielles, des brûlures et des empoisonnements sont plus élevés chez les femmes que chez les hommes. J’ai également pris connaissance de plusieurs études de recherche selon lesquelles les taux de blessures associées aux chutes sur une surface plane étaient beaucoup plus élevés chez les femmes que chez les hommes. Ce qui n’était pas clair était la mesure dans laquelle les différences observées entre le sexe et le genre sont liées aux travailleurs, au travail ou à une combinaison des deux.
Autrement dit, ces taux de blessures différents s’expliquent-ils par des différences biologiques ou comportementales entre les hommes et les femmes, ou par une exposition différente des hommes et des femmes aux dangers en milieu de travail? Si la réponse est l’exposition, quel est le rôle de l’EPI mal ajusté ou mal conçu dans ce problème?
Ce que nous avons pu constater dans le cadre de notre enquête — et nos constatations correspondent à celles d’enquêtes menées au Royaume-Uni et aux États-Unis —, est que les femmes sont frustrées et insatisfaites de leur EPI. Nous avons également constaté que les femmes qui travaillent dans la construction, les transports, les ressources naturelles, les services publics et les services d’urgence étaient plus susceptibles de porter un EPI de mauvaise taille, de ne pas porter l’ensemble de l’EPI requis ou d’utiliser les solutions de contournement que j’ai décrites plus tôt.
Ces secteurs ont comme point commun d’être des secteurs à niveau de risque élevé. Ce sont aussi des secteurs où les femmes sont plus à risque de subir des blessures graves. J’aimerais ajouter que même si notre rapport était axé sur les femmes, il s’agit d’un problème qui touche toutes les personnes dont les dimensions corporelles ne sont pas conformes aux normes anthropométriques utilisées pour concevoir l’EPI. Par conséquent, ces problèmes peuvent également toucher de façon disproportionnée certains groupes ethniques, en particulier ceux qui travaillent dans des industries et des professions à risque élevé.
Chris : Je vous remercie d’avoir soulevé de très bons points sur l’importance de tenir compte du genre en ce qui concerne les équipements de protection individuelle. Y a-t-il une dernière chose que vous aimeriez que nos auditeurs retiennent de votre projet?
Anya : Le dernier message que j’aimerais transmettre à vos auditeurs est qu’il ne s’agit pas d’un problème nouveau. Les chercheurs et les défenseurs des droits des travailleurs ont d’abord attiré l’attention sur les problèmes spécifiques auxquels les femmes sont confrontées lorsqu’il s’agit de trouver un équipement de protection individuelle de taille appropriée et efficace il y a près de 50 ans.
L’un des éléments d’information auxquels j’ai eu la chance d’avoir accès en préparant ce rapport était la transcription d’une présentation donnée lors d’une conférence internationale sur l’ergonomie, en 1984, à Toronto. Lors de cette conférence, Jean Stellman, de l’Université Columbia, a fait une présentation sur ces enjeux et a conclu son exposé par une série de recommandations qui ont fait ressortir trois éléments clés. La première recommandation était davantage axée sur les études anthropométriques, en particulier sur les travailleuses de petite taille.
La deuxième recommandation était que les fabricants tiennent compte des données anthropométriques sur les dimensions féminines dans la conception et l’ajustement de leurs produits, et qu’ils produisent davantage d’EPI en fonction de ces mesures. Et la troisième recommandation concernait l’amélioration des normes, du développement et des procédures de certification par l’intégration des données anthropométriques des femmes. Nous n’avons pas fait beaucoup de progrès sur ces points depuis que ces recommandations ont été formulées. Le taux de participation des femmes à la population active canadienne a augmenté d’environ 20 %. Comme notre enquête et d’autres enquêtes semblables l’ont révélé, il existe une demande pour de l’équipement de protection individuelle bien ajusté et conçu pour les femmes. Or, malgré ces efforts initiaux, de nombreuses normes en matière d’EPI demeurent basées sur des données anthropométriques masculines. De plus, une grande partie de l’EPI conçu pour les femmes et de l’EPI unisexe est conçu en partant du principe que les femmes ne sont que des hommes en format réduit. Je crois donc que la sécurité et le bien-être des femmes sont inutilement mis en danger, et l’une des recommandations clés qui est ressortie du rapport était que le sexe et le genre doivent être pris en compte dans tous les aspects des lois, des politiques, de l’élaboration de normes et des pratiques en matière de santé et de sécurité au travail.
Chris : Merci beaucoup d’être venu discuter avec nous aujourd’hui, Anya.
Anya : Ce fut un plaisir Je vous remercie encore une fois de m’avoir invité.
Chris : Vous trouverez de plus amples renseignements et ressources sur l’équipement de protection individuelle en visitant le C-C-H-S-T.C-A et en cherchant « EPI ».
Merci d’avoir écouté ce balado!